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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2016-10-17 | |
Matei Visniec, poète et romancier, est surtout connu comme dramaturge et ses pièces comptent parmi les plus jouées du théâtre contemporain. Comme dans la plupart de ses pièces, Visniec s'inscrit dans le double sillage d'Ionesco et de Kafka, dont il partage le sens d'un humour tragique face à l'atroce absurdité de la condition humaine. Il n’est pas anodin de noter que cette pièce a été écrite en 1984 en Roumanie mais n’a pu être montée avant 1992 (la première fut jouée à Iasi). Elle révèle, par la mise en abîme de la salle et la scène, les mascarades de justice commises par un pouvoir arbitraire mais aussi l'attitude ambiguë de la foule, dont la passivité fait écho au discours de La Boétie sur la servitude volontaire mais dont les forces latentes, qui peuvent s’embraser et provoquer une révolution, terrorisent les dictateurs et les détenteurs du pouvoir… En ce sens, elle est universelle et dépasse largement la situation de la Roumanie de Ceaucescu.
En tout cas, gare à vous si, en allant voir cette pièce, votre billet vous fait asseoir sur le mauvais siège… Les projecteurs se braqueront sur vous et vous exposeront à la vindicte d’un tribunal au jugement hargneux et sommaire. Sur scène, le juge, le greffier, le procureur et l’avocat de la défense vont, au nom du respect de la procédure judiciaire, rivaliser d’éloquence (notamment l’avocat dont les plaidoiries suscitent l’enthousiasme de l’accusation !) et de rigueur pseudo-scientifique pour, à travers les interrogatoires successifs des personnels du théâtre, condamner un spectateur anonyme aux apparences trop honnêtes pour ne pas être coupable de quelque chose, qui n’est jamais clairement défini… D’exister peut-être ? La pièce commence ainsi : (Le procureur, le juge et le greffier, immobiles et le regard figés, attendent que les spectateurs prennent place. Quand la salle se calme, le procureur commence fébrilement). * Le procureur : Mesdames et messieurs, il y a un criminel parmi nous ! * Le juge : Monsieur le procureur ! J’attire votre attention sur la procédure. Personne ne peut être considéré comme un criminel tant que le crime n’a pas été prouvé. * Le procureur : Il n’y a rien à prouver. On lit toujours le crime sur le visage du criminel. * Le juge (frappant avec un petit marteau) : J’attire votre attention sur le fait que la procédure est obligatoire. * Le procureur (indiquant le spectateur accusé) : C’est lui le criminel ! * Le juge : Je vous interdis de parler comme ça devant le public ! * Le procureur (au public) : Regardez-le, regardez son visage… Cet homme doit mourir ici, ce soir, écrasé comme un insecte ! Messieurs, ne soyez pas dupes ! * Le juge (frappant plus fort) : Silence ! * Le procureur (fou) : A quoi bon perdre son temps ? Qu’on le tue et qu’on rentre chez soi ! * Le juge (au greffier) : Qu’est-ce que c’est que ce désordre ? * Le procureur (au public) : Je vous en conjure, liquidons-le ! Ca n’a pas de sens de bavarder toute la soirée. (Au spectateur accusé) Debout, espèce de bête ! * Le greffier (au juge) : Je ne sais pas. Il a perdu la tête. * Le procureur : Ici ! Maintenant ! Je vais le tuer de mes mains. Qui est d’accord ? (parmi les spectateurs). Qui est d’accord ? Levez la main ! Levez donc la main ! Comme toujours chez Matéi Visniec, le ton mêle une logique absurde avec un humour redoutablement corrosif qui joue sur plusieurs registres et permet plusieurs niveaux de lecture. Tout au long de ce procès inique et joué d’avance puisque la culpabilité ne fait aucun doute (il s’agit juste de la démontrer pour respecter la procédure !), l’accusation traque, dans les réponses apportées par les personnes interrogées, le moindre détail suspect dans les attitudes et les gestes du prévenu, sur lequel ils ont déjà accumulé un dossier très volumineux. Tout est passé en revue (jusqu’à sa façon insupportable de cligner des yeux !) et tout le monde est convoqué, de la jeune femme qui tient le vestiaire à l’homme qui attend dans la rue la fin de la représentation pour raccompagner sa femme venue voir la pièce… Ce faisant, et après plusieurs rebondissement à la fois tragiques et loufoques (menace de faire évacuer la salle, vaine tentative d’exécution, faux entracte pour distribuer du café et de la limonade, etc.), les personnages sur scène prennent conscience que le spectateur anonyme qu’ils sont en train de juger n’est pas différent des autres spectateurs, qui les observent avec attention, massés en silence dans le public, et qu’en conséquence, tout le monde porte sans doute un secret coupable qu’il convient de démasquer : * Le juge : Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui le pousse au crime ? * Le procureur : C’est le silence. * Le juge : C’est sûr ? * Le procureur : C’est le silence de son âme, le calme de son front et la somnolence de ses yeux et toute cette apparence de bon père de famille, cet air parfait de citoyen respectable… Tout ça pue le crime. * Le juge, tremblant : Alors nous sommes foutus. * Le greffier : Mais pourquoi ? * Le juge : Mais regardez donc dans la salle. Ce sont tous des citoyens respectables. Ils ont tous l’air tranquilles, ils sont tous rangés. * Le procureur : C’est pour ça alors que j’étais si mal à l’aise. * Le greffier, crispé : Ne les faisons pas enrager. * Le juge : Des dizaines de des dizaines de pères de famille… Ou que nous regardions, de bons regards… Seulement le silence… Le silence et le calme. * Le défenseur : Une bande de criminels ! * Le greffier : Foutons le camp ! * Le défenseur : Jugeons-les. * Le greffier : Mais ils peuvent nous sauter dessus d’un moment à l’autre. * Le procureur : C’est ça, ils ont soif de sang. Ils peuvent se jeter sur nous et nous piétiner. Le défenseur : On ferait mieux de se tirer. Chaque individu qui se tait de cette manière est un criminel. Qui est un criminel ? Tout le monde, y compris peut-être ceux qui jugent... Démontrant la pertinence de l'assertion de Sartre "la conscience s'inaugure dans la mauvaise conscience", les personnages semblent peu à peu troublés puis ébranlés jusqu'à douter d'eux-mêmes et réalisent soudain, en faisant face au public, qu’ils ne font que jouer un rôle, que ce soit sur scène ou dans leur vie… Inquiets et pris d’une frénésie d’interrogatoire, ils multiplient les témoins en même temps qu’ils se questionnent mutuellement, comme pour se confesser, et s'interrogent sur les ressorts de la dramaturgie dont ils sont à la fois les acteurs et les victimes. Au théâtre, le thème de « la pièce dans la pièce » n’est plus vraiment original mais Matei Visniec pousse ici le mécanisme à son paroxysme avec une fin délirante, où le metteur en scène est convoqué et sommé de s’expliquer. A la fin, c’est l’auteur lui-même qui finit traîné sur scène, attaché et bâillonné, pour comparaître devant ses personnages courroucés qui le harcèlent de questions : * Le défenseur : Voilà. On vous écoute, monsieur. * Le procureur : Votre pièce n’est qu’une longue soupe, monsieur. A propos, cette réplique, elle est écrite ou non ? * Le défenseur : Vous croyez que nous sommes à votre merci ? Que vous pouvez tordre le cou de vos personnages ? Quand vous voulez et comme vous voulez ? * Le procureur : Vous croyez que tout ce que nous pouvons dire est déjà écrit ? Que tout ce que nous pouvons penser est déjà écrit ? Que vous pouvez nous faire dire tout ce que vous voulez, faire de nous tout ce que vous voulez ? Que tout ce que nous pouvons faire et penser jusqu’à notre mort est déjà écrit ? * Le défenseur : Et si je me tais ? * Le procureur : Si je ne dis plus rien ? * Le défenseur : C’est prévu aussi dans le texte ? * Le procureur : Est-ce que vous avez prévu que je puisse ne plus dire le texte ? * Le greffier : C’est inutile, messieurs. Le témoin ne veut pas ouvrir la bouche. (…) * Le procureur : Les auteurs… Avec cette espèce, c’est toujours comme ça… Ils se prennent pour le centre du monde et quand le temps de la vérité arrive, ils se replient sur eux-mêmes. * Le défenseur : Je vous en prie, monsieur, parlez ! Vous êtes notre dernière chance. Notre dernière chance ! La dernière chance de l’humanité ! La dernière chance de la vérité ! Il y a des milliers de gens, des millions de gens qui attendent votre voix ! Vos paroles ! Tout le monde vous a attendu comme le Messie. Parlez ! Montrez-nous le mal de ce monde. Le mal qui se cache dans chacun d’entre nous, montrez-le nous… Je vous en conjure, monsieur, sauvez-nous ! * Le procureur : Putain ! Il est vraiment têtu comme une mule, ce type. * Le greffier (ému par le discours du défenseur) : Ne nous abandonnez pas… * Le juge (effaçant une larme au coin de son œil droit) : Nous sommes et nous resterons toujours seuls sur Terre… A ce stade, le tribunal apparaît totalement dépassé par le processus que son zèle a déclenché. Toute la ville semble bruire de rumeurs et être devenue folle, comme si le procès avait quitté le théâtre pour gagner les rues d’où surgit un mendiant aveugle, qui soliloque et divague. Les didascalies décrivent une fin très visuelle et une chute en apothéose surréaliste, à la fois onirique et presque métaphysique… Le texte de la pièce se lit très aisément grâce à son ton vif, son rythme trépidant et son humour caustique. Même la préface, sous forme de lettre adressée à l’auteur, est pleine d’ironie ! La pièce contient de nombreux rebondissements et des effets visuels qui donnent véritablement envie de se fondre dans le public lors d’une représentation. Je pense que la fin, qui repose beaucoup sur les éclairages, doit faire très forte impression, un peu comme dans « Le roi se meurt » d’Eugène Ionesco que j'avais vu au théâtre il y a deux ans. |
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