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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-07-10 | |
Il n’est pas facile de préciser le rôle que Shlomo Elbaz a joué auprès de ses proches et, plus généralement, auprès du milieu d’intellectuels qui a pu prendre connaissance de ses idées durant la première cinquantaine d’existence de notre Etat. Un universitaire, sans doute, qui a rédigé une importante thèse et perpétué l’éclat de la poésie dans son Université. Un idéologue, fondateur du mouvement «L’Orient pour la Paix». Un éducateur, notamment, dans le cadre de l’Agence juive. Cet entrelacs d’activités et de réflexions échappe évidemment aux catégories requises de la culture moderne, notamment dans le domaine universitaire : la séparation et la spécialisation des champs de recherche et de réflexion ; et la dissociation de ces champs et de ceux de l’activité sociale. La pensée dite «post-moderne» s’est efforcée de rétablir ces liens à un niveau plutôt théorique et, plus particulièrement, littéraire et artistique, mais sans en tirer toutes les implications.
C’est à tous ces égards que se singularise, à mes yeux, l’originalité, la richesse et la portée de la pensée et de l’œuvre de Shlomo Elbaz. On serait tenté, au premier abord, de les réduire à une simple entreprise de type, disons, «folklorique», au sens négatif que prend ce terme dans une fausse approche des cultures non dominantes en Occident : un «retour aux sources» et au « racines», en l’occurrences, judéo-arabes et orientales, qui a constitué, depuis quelques dizaines d’années, un leit-motiv de certains des courants du «post-modernisme» ; et, dans le monde juif, d’un «sépharadisme» qui n’a pas réussi à s’imposer, jusqu’à ces dernières années, comme l’une des modes de compréhension de l’évolution de la culture israélienne et juive contemporaine. Or, Shlomo a toujours éprouvé le besoin de souligner, face à l’idéologie israélienne dominante, expressément tournée vers le modèle américain et occidental, les fondements maghrébins de sa pensée. Tout au long de sa vie et de ses écrits, y compris dans les manuscrits qui restent à publier, il se sera présenté comme un enfant de Marrakech, «ville tapie aux pieds de l’Atlas et dont le nom (…) a fait rêver bien des artistes et des écrivains […]», où il a déjà perçu la rencontre de l’Orient et de l’Occident, notamment à travers l’enseignement de l’Alliance : il est né dans un milieu plongé dans la langue et la culture arabes ; a côtoyé les Berbères ; a entendu l’hébreu des prières ; et a appris le français dans cette école (1). Et il a perçu la permanence de cet héritage en Israël, comme en témoigne l’un de ses derniers écrits, dans le quel il a montré comment une troupe de théâtre populaire de Migdal HaEmek a trouvé, ces derniers temps, un public capable d’apprécier une adaptation de L’Avare, de Molière, en judéo-arabe marocain(2), «un dialecte impossible où voisinent l’arabe populaire, épicé de berbère, un peu d’espagnol médiéval et quelques vocables français travestis […]».(3) C’est ici qu’il convient de s’écarter un peu des définitions trop étroitement dictées par la géographie «physique» (au sens positiviste traditionnel) et de les insérer dans une dimension «humaine» qui leur confère leur valeur d’application culturelle et de déploiement imaginaire. Nous savons, en effet, que le «Maghreb» s’oppose au «Mashrek», en arabe, en tant que l’«Occident» face à l’«Orient», mais nous nous reléguons cette idée au plan d’un paradoxe amusant. Ce qui nous fait oublier que ce paradoxe, tel que le conçoit la pensée occidentale, s’inscrit dans une représentation bien plus complexe de l’espace culturel quand on le ramène dans la perspective de l’Histoire du peuple juif et d’Eretz-Israël. A vrai dire, ces deux axes, à certains égards, peuvent être inversés : dans l’Histoire de l’idéologie sioniste, les dirigeants ashkenazes se sont plutôt inspirés du mouvement des idées en Europe orientale, cependant que les intellectuels juifs des grandes villes méditerranéennes auraient aimé se tourner vers le modèle occidental. Pour ne prendre qu’un exemple, dans le «Vaad Léoumi», le gouvernement provisoire du «Yishouv» juif, moderne, le représentant des Juifs sépharades, Abraham Elmaleh, se présentait comme celui de la «Edah Hamaaravit», par opposition aux représentants des mouvements du courant «Mizrahhi», d’origine polono-russe : le terme «Edoth Hamizrakh» n’a été adopté, me semble-t-il, que plus tard Le fils de Ben-Yehuda, Itamar Ben-Avi, lorsqu’il épousera une jeune fille de la bourgeoisie sépharade, deviendra à son tour une représentant de cette communauté, au grand dam des revendicateurs de «racines» et de «sources». Quant à Abraham Elmaleh, on peut signaler qu’il a rédigé, entre autres, la revue de l’Alliance Israélite intitulée «Orient et Occident». Ce nouveau paradoxe mérite quelques mots d’explication : tout un courant de pensée issue de la bourgeoisie sépharade et auquel se sont joints des intellectuels en contact avec l’Occident (Ben-Avi a été éduqué à Paris) s’est réclamé, à la fois, de l’Orient et de l’Occident et c’est à ce courant qu’on pourrait rattacher, donc, Shlomo. C’est que ce courant a eu une porté idéologique bien plus profonde que ne le donnent à penser les Historiens israéliens, à l’exception, notamment, de Yossef Gorni et, aujourd’hui, de Yaron Tsur. Dans cette dimension historique et culturelle de «longue durée»(4), il ne faudrait donc pas borner la relation de l’Occident et de l’Orient à la simple opposition de deux irréductibles entités : en bonne logique relativiste, elles ont inclus, dans des proportions évidemment variables et selon les époques, des éléments constitutifs de leurs modèles respectifs. C’est donc en terme de mouvement, historique, culturel et individuel, qu’il conviendrait d’évaluer l’évolution de ces modèles. Et c’est en ce sens que l’on peut mieux comprendre le mouvement de la pensée de Shlomo. Il a parfois utilisé le concept de «juif arabe» pour mieux contrecarrer tous les tenants d’un éternel conflit entre ces deux peuples et cultures, mais il lui a finalement préféré, semble-t-il, celui de «Juif berbère». On comprendra aisément pourquoi dans la perspective que je viens de chercher à cerner. Il semble avoir conçu ces deux termes, en effet, à partir de concepts, non pas raciaux, ni même, peut-être, religieux au sens strictement institutionnel du terme, mais historico-culturels et soumis, en tant que tels, à de lentes, mais profondes évolutions, en même temps que d’une relative continuité. Or, les Berbères, de même que les Bédouins et les Kabyles, ont échappé, de tout temps, aux strictes déterminations géographiques, telles qu’elles ont été spécifiées, en particulier, à l’ère des Etats modernes. Peuple originaire du Maghreb, ils ont prolongé des peuples migrateurs qui n’ont cessé, en réalité, de marquer des passages entre l’Orient et l’Occident : les Hébreux, et leur «héritière», la Cahéna ; et les Arabes. Dans une perspective plus strictement juive, Shlomo a souligné la pérennité de ce mouvement de va-et-vient. Il aimait raconter l’histoire de l’une de ses grands-mères qui avait décidé un jour de s’arracher aux contraintes de la vie familiale et communautaire et de s’embarquer, tout seule, pour la Terre-Sainte. Un geste, expliquait-il, absolument inimaginable à l’époque et dans ce milieu, celui d’une femme qui se voulait, avant la lettre, «libre». La famille se racontait cette histoire avec gêne : cette femme serait effectivement parvenue en Palestine, à Jérusalem, y serait morte dans des circonstances inconnues et y aurait été ensevelie dans un cimetière de Jérusalem. Shlomo a raconté qu’il a longtemps cherché sa tombe, en vain : sans doute s’est-il partiellement identifiée à cette révoltée qui avait manifesté son indépendance en effectuant, paradoxalement, pour se libérer de ses contraintes familiales ancestrales, une sorte de pèlerinage. Celui qu’ont accompli, tout au long d’une Histoire du Judaïsme méditerranéen qui commence seulement à s’écrire dans une large perspective culturelle, non seulement des vieillards soucieux d’être ensevelis en Terre Sainte, mais des rabbins, des kabbalistes et de simples voyageurs qui se sont rendus d’Orient en Occident que d’Occident en Orient. Cette Histoire ne permettrait-elle pas de nuancer celle qui s’est écrite à partir du point de vue sioniste occidental et de mieux la relier, dans le sens indiqué, notamment, par les récents travaux de Michel Abitbol et de Yaron Tsur, à son environnement naturel et historique, arabe et autre, «de longue durée» ? C’est dans cette perspective, en tout cas, que s’est placé Shlomo : en s’identifiant à sa grand-mère pour accomplir son périple «de Marrakech à Jérusalem» et, inversement, en revisitant son pays natal et en lui consacrant une partie de ses écrits. C’est dans cet esprit que Shlomo a fondé, avec Claude Sitbon, la collection «Mare Nostrum», aux éditions Carmel, dirigées par Israël Carmel. Il a tenu, bien sûr, à y inclure les Voix de Marrakech, d’Elias Canetti, ce grand penseur d’origine sépharade qui est devenu l’un des grands sociologues de l’Occident moderne. Nulle œuvre ne peut mieux donner une idée de la «complexité» - au sens que les épistémologues contemporains donnent à ce terme – du type de pensée auquel Shlomo s’est relié. Il s’agit là , en effet, d’une pensée, non point interculturelle, car ce terme reste trop circonscrit par de statiques spécifications disciplinaires, mais «transculturelle», c’est-à -dire suscitée par un voyage intellectuel dont les points de départ et d’arrivée, ainsi que l’orientation générale, doivent être spécifiés. Dans la même collection, Shlomo et Claude ont récemment publié la traduction hébraïque de Nedjma, de Kateb Yacine(5), qui témoigne d’une pareille «complexité». Je tiens également à opposer cette notion à celle de «métissage», si souvent employée avec les meilleures intentions du monde, mais qui amène ce processus à un plan génétique qui risque fort d’en réduire la portée culturelle. Shlomo lui-même s’est intéressé au concept de «juif arabe», mais lui a préféré, comme nous l’avons vu, la référence au Berbère, qui aurait constitué une sorte d’intermédiaire entre les deux communautés ; et l’un de nos amis rappelait au cours de la même soirée d’Hommage qui lui a été consacrée à Jérusalem, que Shlomo s’est farouchement et continuellement battu pour un rapprochement israélo-palestinien, mais qu’il s’est opposé à l’idée de la création d’un Etat bi-national . En effet, sa double formation l’invitait, non point au «métissage», mais à la dépendance dans l’indépendance, et inversement, autrement dit à l’interdépendance : nous devons la formule à Albert Memmi. Pour en revenir à Kateb Yacine et à Nedjma, l’analyse de Shlomo montre comment le personnage principal de cette œuvre incarne les dimensions, à la fois, mythiques, poétiques et politiques de l’identité algérienne, puisqu’elle est née dans ce pays à dominante arabe et islamique, mais d’un père berbère et d’une mère française et d’ascendance juive ; et il conclue : «Nous avons ici l’exemple d’une identité culturelle complexe, mixte, déchirée, qui reflète la situation de l’Algérie sous le domination française et à l’époque suivante. Le livre qui paraît aujourd’hui en hébreu offre au lecteur israélien une porte d’entrée dans la littérature maghrébine, riche, dynamique, archaïque et moderne à la fois. On peut en retirer du plaisir et plus d’une réflexion concernant en ce qui concerne notre situation, dans laquelle l’identité, la langue et la culture entretiennent des liens complexes et compliquées.»(6). Shlomo a évidemment appliqué ce mode de pensée dans le domaine de l’éducation. D’autres ont dit et diront quelle a été sa contribution dans les divers cadres où il s’est avéré comme un brillant pédagogue ; mieux : comme un éducateur au plein sens du terme ; et mieux encore, pour déployer la pleine valeur de sa vision à un plan, plus largement, culturel : un «orienteur». Dans une conférence intitulée «Israël et la Méditerranée», Shlomo Elbaz a ramené ce sujet au plan littéraire et il a donc choisi de nous parler de la vision israélienne de la Méditerranée à partir de certains écrits littéraires modernes. J’aurais pensé qu’il se serait ainsi référé aux œuvres d’écrivains qui ont effectivement abordé et continuent de traiter ce sujet. Mais Shlomo, comme, je devais, là encore, m’y attendre, nous a surpris : soucieux de ne pas se laisser emprisonner dans des considérations de type «ethnique» et «folklorique», il a choisi de traiter son sujet à partir de l’œuvre d’Ouri-Tsvi Grinberg. * Je ne crois pas avoir besoin de souligner le caractère incisif, ironique et d’autant plus significatif, de ce choix : Ouri-Tsvi Grinberg, né et formé en Europe orientale et si parfaitement caractéristique du monde ashkenaze,, homme de droite et poète du Désastre, aurait pu sembler, à tous ces égards, parfaitement antinomique à l’univers de Shlomo. C’est peut-être pour cela qu’il l’a choisi comme porte-parole, au moins momentané, de la «méditerranéité», autre concept inspiré par la «judéité» d’Albert Memmi). Pour ce faire, Shlomo a réduit son analyse à l’explication d’un poème que Grinberg a affectivement consacré à cette «Idée». Il a donné cette conférence devant un grand amphithéâtre. Comment caractériser cet événement ? Les étudiants, d’abord surpris, ont manifesté leur enthousiasme à la fin de la conférence et durant les semaines et les mois qui ont suivi. En ce qui me concerne, ce fut là une éblouissante démonstration. J’espère que nous pourrons retrouver les notes de cette conférence et les publier. C’est ainsi que je lui ai demandé il y a trois ans de participer à une entreprise qui visait à concrétiser et à diffuser les idées qui nous étaient communes. Il y a une vingtaine d’années déjà , il avait participé à la création de Levant, une revue littéraire au titre significatif, que j’ai lancée avec Michel Elial et que celui-ci a continué de diriger. Cette fois, il s’agissait d’une revue, non point littéraire, mais, plus généralement, culturelle, intitulée Jonas, dont le co-directeur est Benjamin Issembert . Elle s’attache à l’actualité culturelle israélo-méditerranéenne et sera diffusée sur Internet en quatre langues : l’hébreu, l’arabe, le français et l’anglais. Shlomo y restera présent à plus d’un égard, car son nom figure parmi ceux des initiateurs du projet. Si Jonas a traversé la Méditerranée d’Ouest en Ouest, autrement dit de l’Orient à l’Occident, pour fuir la violence, puis est revenu en Orient. Shlomo a accompli le parcours inverse, de Marrakech à Jérusalem. Les deux parcours, cependant, se recoupent idéalement : Shlomo est souvent retourné au Maroc et a noué des liens maghrébins jusqu’au Québec ; et Jonas vise à parvenir jusqu’à l’extrême Occident. La Méditerranée s’est presque jamais refermée sur elle-même, mais a constitué, au contraire, un lieu de rencontre des cultures du globe. Au prix, il est vrai, de violents conflits, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce qui nous invite à nous élever au-dessus de la topographie réelle et à naviguer sur les ondes d’Internet en concevant la virtualité, ainsi que nous y invite le dictionnaire, comme la réalité de demain. Jonas sera donc une «revue utopique». Comme l’étaient la pensée et l’œuvre de Shlomo : notre «Orienteur». 1. Shlomo Elbaz, « Le pouvoir magique de la langue française », texte inédit.. 2. Idem, «Francophonie es-tu là ? ou Molière parlant marocain en Terre Sainte», texte inédit. 3. Ibid., texte inédit, p.1. 4. Cf. les écrits de Fernand Braudel édités en hébreu aux éditions Carmel, dirigées par Israël Carmel, dans la collection «Mare Nostrum», dirigée par Shlomo Elbaz et Claude Sitbon. 5. Kateb Yacine, Nedjma (1956), traduit du français par Alda Paldor, Postface de Shlomo Elbaz, «Hublot vers une autre littérature», Jérusalem, Carmel, 2003. 6. Shlomo Elbaz, Ibid., p.231 (traduit par nous). David Mendelson |
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