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■ Bien ou mal...
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2010-02-27 | | Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia
III
Tenez, prenons les gens qui savent se venger et, en général se défendre: comment cela se passe-t-il? Tenez, admettons qu’ils soient pris d’une envie de vengeance: plus rien d’autre ne subsistera en eux aussi longtemps qu’elle durera. Un monsieur de cette espèce fonce droit au but sans autre forme de procès, comme un taureau furieux, les cornes baissées; seul un mur serait capable de l’arrêter. (A propos, devant ce mur, les messieurs de cette espèce, hommes directs, hommes d’action, lâchent ouvertement pied. Pour eux, le mur n’est pas une échappatoire comme, par exemple, pour nous, hommes de pensée, c’est-à-dire d’inaction; il n’est pas le prétexte d’une volte-face, prétexte auquel les gens de notre espèce à nous ne croient généralement pas eux-mêmes, mais qu’ils sont néanmoins ravis de trouver. Non, ils lâchent pied ouvertement. A leurs yeux, le mur recèle quelque chose de rassurant, une solution morale, libératoire et définitive, quelque chose de mystique, dirais-je même…Mais laissons le mur pour plus tard). Et alors, c’est cet homme sans façons que je considère comme vrai, normal, tel que l’a voulu notre tendre mère-nature en l’engendrant si aimablement sur notre planète. Et cet homme, je l’envie, il m’échauffe la bile au-delà du possible. Il est bête, je vous l’accorde, mais peut-être qu’un homme normal doit être bête, qu’est ce que vous en savez? Ça fait peut-être même très bien. Et je suis d’autant plus convaincu de ce …si je puis dire, soupçon, qu’à prendre l’antithèse de l’homme normal, c’est-à-dire l’homme archiconscient et sorti non pas du sein de dame Nature, c’est évident, mais d’un alambic (ça c’est quasi mystique, messieurs, mais je suis aussi enclin à ce soupçon-là), eh bien, il arrive à cet homme d’alambic de lâcher si totalement pied devant son antithèse qu’il se considère lui-même, en toute honnêteté et archi-conscience, comme une souris et non comme un homme. Une souris archi-consciente si l’on veut, mais enfin, une souris; or, la voilà devant un homme, donc et ainsi de suite…Et puis,, le principal, c’est qu’il se considère lui-même comme une souris; or, personne ne le lui demande, et c’est là un point important. Examinons à présent cette souris en action. Admettons, par exemple, qu’elle aussi, on l’ait offensée (et offensée, elle l’est presque toujours) et qu’elle aussi, elle veuille se venger. Peut-être s’accumulera-t-il en elle encore plus de rage que chez l’homme de la nature et de la vérité¹. Le dégoûtant, le mesquin désir de rendre offense pour offense la démange peut-être de façon encore plus dégoûtante que l’homme de la nature et de la vérite, car celui-ci, par suite de sa bêtise innée, considère tout bonnement son désir de vengeance comme une chose juste; cependant que la souris, être archi-conscient, se dénie toute équité. On finit par en arriver au cœur de l’affaire, à l’acte même, à la vengeance. Outre son abjection première, notre malheureuse souris a trouvé le temps d’entasser autour d’elle, sous forme d’interrogations et de doutes, tant d’autres abjections, elle a joint à son problème tant de problèmes irrésolus, qu’elle se trouve malgré elle encerclée dans un fatal margouillis de boue puante composée de ses doutes, de ses inquiétudes, et enfin des crachats que font pleuvoir sur elle les hommes directs, les hommes d’action, qui s’érigent triomphalement autour d’elle en juges, dictateurs et autres personnages qui se moquent d’elle à gorge sainement déployée. Bien entendu, il ne lui reste plus qu’à baisser ses petites épaules et à se faufiler honteusement dans son trou avec un sourire de feint mépris auquel elle ne croit pas elle-même. Là, dans son souterrain puant, répugnant, notre souris offensée, abattue et bafouée, sombre incontinent dans une rage froide, fielleuse et, surtout, sempiternelle. Quarante ans de suite, elle remâchera l’offense dans ses derniers détails, les plus ignominieux, en ajoutant chaque fois d’autres de son propre cru, encore plus ignominieux, et s’abandonnant avec rage à des agacements et des irritations nées de ses propres lubies. Ses lubies, elle en aura honte elle-même, elle pourtant, elle n’oubliera rien, elle ressassera tout, inventera sur son propre compte des histoires à dormir debout, sous prétexte qu’elles auraient pu se produire, comme le reste, et elle ne pardonnera rien. Ma foi, elle entreprendra même de se venger, mais comme ça, par à-coups, à la petite semaine, sans quitter son poêle, incognito, pas plus convaincue par son droit à la vengeance que du succès de son entreprise, et sachant à l’avance qu’elle souffrira cent fois plus de ses multiples tentatives que celui qu’il aura visé, et à qui, ma foi, cela n’aura fait ni chaud ni froid. Sur mon lit de mort, elle refera l’inventaire complet, y compris les intérêts accumulés pendant tout ce temps et… Mais c’es précisément dans cette semi-confiance et ce semi-désespoir odieusement froids, dans ce chagrin qui vous pousse, en toute lucidité à vous enterrer tout vif pendant quarante ans dans votre souterrain, plongé au prix de grands efforts dans une situation sans issue et cependant douteuse, dans le poison de ces désirs insatisfaits et rentrés, dans cette fièvre d’hésitations, de résolutions irrévocables suivies de regrets presque immédiats, que réside le suc de l’étrange jouissance dont j’ai parlé. Elle est subtile, elle est parfois si difficile à concevoir, que des gens quelque peu bornés, ou tout simplement des gens aux nerfs solides, n’en comprendraient pas le moindre élément. „Il y en a peut-être d’autres qui n’y comprendront rien, ajouterez-vous, pour votre part, en ricanant: ceux qui n’ont jamais reçu de gifle”, me faisant poliment entendre que vous me soupçonnez d’avoir fait l’expérience de la gifle et de parler en connaissance de cause. Je parierais que c’est ça que vous vous dites. Et bien, rassurez-vous, messieurs, je n’ai jamais reçu de gifle. Cela dit, ce que vous pouvez penser m’indiffère totalement. Et peut-être même que c’est moi qui regrette de ne pas en avoir suffisammment distribué dans ma vie. Allons, cela suffit, pas un mot de plus sur ce sujet que vous trouvez passionnant. Je poursuis tranquillement mon propos sur les gens aux nerfs solides qui ne comprennent pas le raffinement de certaines jouissances. Bien qu’en certaines occurances, par exemple, ces messieurs soient capables de gueuler comme des veaux, à gorge déployée, ce qui leur fait grandement honneur, cela ne les empêche pas, ainsi que je l’ai déjà dit, de baisser immédiatement pavillon devant l’impossible. Alors, l’impossible serait-il un mur de pierre? Quel mur de pierre? Bon, évidemment, les lois de la nature, les déductions des sciences naturelles, les mathématiques. Ça, une fois qu’on t’a prouvé que tu descends du singe², par exemple, inutile de faire la grimace, il faut bien l’avaler.Ça, une fois qu’on t’a démontré, par exemple, que, dans le fond, une parcelle de ta propre graisse doit t’être plus précieuse que cent mille de tes semblables et qu’en définitive c’est à cela, finalement, que se ramène tout ce que l’on nomme vertu, devoir et autres chimères et préjugés, ça, il n’y a rien à faire, hein, parce que deux fois deux, c’est mathématique. Essayez donc de soutenir le contarire! „ Pardon, vous criera-t-on, impossible de s’insurger: deux fois deux font quatre. La nature ne vous demande pas votre avis; elle n’a rien à faire de vos désirs, que ses lois vous plaisent ou non, elle s’en moque. Vous êtes obligés de l’accepter telle qu’elle est, et par conséquent tout ce qui s’ensuit. Donc le mur est bien le mur…etc., etc.” Seigneur Dieu, mais qu’ai-je à faire des lois de la nature et de l’arithmétique, si pour une raison ou pour une autre, ces lois, ces deux fois quatre, ne font pas mon affaire? Bien entendu, ce mur, je ne le crèverai pas à coups de tête si je n’en ai réellement pas la force, mais moi, je n’en prendrai pas mon parti non plus pour l’unique raison que moi, je suis au pied d’un mur de pierre et que la force m’a manqué. Comme si ce mur de pierre pouvait en vérité m’apporter l’apaisement et recelait en vérité ne fût-ce qu’une parole de conciliation, uniquement parce qu’il est deux fois deux quatre. O absurdité des absurdités! Autre chose serait de tout comprendre, d’être conscient de tout, de toutes les impossibilités, d’aucun de ces murs de pierre, si cet accommodement vous est odieux; parvenir, par la voie des combinaisons logiques les plus inéluctables aux conclusions les plus révoltantes, sur ce thème éternel que l’on est, quelque part, coupable du mur de pierre aussi, bien que – je le répète – l’évidence que l’on n’y est pour rien crève les yeux, en conséquence de quoi, sans force, muet et grinçant des dents, on se fige dans une voluptueuse inertie, on songe qu’en somme, il n’y a même personne contre qui tourner sa rage; qu’on n’en a aucune raison et qu’on n’en aura peut-être jamais, qu’il y a substitution, truquage, tricherie, qu’on est en pleine mélasse: impossible de savoir de quoi et de qui il s’agit; mais malgré ces incertitudes et ces truquages, cela vous fait mal, et moins vous en savez, plus vous avez mal. Notes 1. En fraçais dans le texte, citation condensée des Confessions de Rousseau: „Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature” 2. L’Origine des espèces de Darwin parut en russe en 1864 et provoqua des discussions passionnées dans la presse. Le ton vulgaire et vulgarisateur qu’emploie ici Dostoïevski est le reflet de son opposition au matérialisme. |
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