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Le passeur d\'eau
poèmes [ ]

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [Émile_Verhaeren ]

2006-10-24  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Guy Rancourt



Le passeur d'eau, les mains aux rames,
A contre flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.

Mais celle hélas! Qui le hélait
Au delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.

Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours, sur le rivage
Le regardaient peiner et s'acharner
De tout son corps ployé en deux
Sur les vagues sauvages.

Une rame soudain cassa
Que le courant chassa,
A flots rapides, vers la mer.

Celle là-bas qui le hélait
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras,
Vers celui qui n'approchait pas.

Le passeur d'eau, avec la rame survivante,
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d'efforts
Et que son coeur trembla de fièvre et d'épouvante.

D'un coup brusque, le gouvernail cassa
Et le courant chassa
Ce haillon morne, vers la mer.

Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Suivaient, obstinément,
Cet homme fou, en son entêtement
A prolonger son fol voyage.

Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes, hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l'inconnu de l'étendue.

Le passeur d'eau, comme quelqu'un d'airain,
Planté dans la tempête blême
Avec l'unique rame, entre ses mains,
Battait les flots, mordait les flots quand même.
Ses vieux regards d'illuminé
Fouillaient l'espace halluciné
D'où lui venait toujours la voix
Lamentable, sous les cieux froids.

La rame dernière cassa,
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.

Le passeur d'eau, les bras tombants,
S'affaissa morne sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts,
Un choc heurta sa barque à la dérive,
Il regarda, derrière lui, la rive :
Il n'avait pas quitté le bord.

Les fenêtres et les cadrans,
Avec des yeux fixes et grands
Constatèrent la fin de son ardeur ;
Mais le tenace et vieux passeur
Garda quand même encore, pour Dieu sait quand,
Le roseau vert entre ses dents.

(Émile Verhaeren, Les villages illusoires, 1895)


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