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Rapprocher le lointain et éloigner le prochain : la méthode de Chouraqui, traducteur du Coran
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Cyril Aslanov

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [marlena ]

2005-01-01  |     | 





La traduction de la Bible et des Évangiles par André Chouraqui manifeste une volonté de conférer au texte un parfum d’exotisme. En revanche, la version que le même traducteur publia du Coran se signale par la tendance à atténuer ce que le livre saint de l’Islam pourrait avoir de trop étranger pour le public français. Ce contraste entre les deux méthodes de traduction est dû au statut respectif de la Bible et du Coran dans l’horizon d’attente du lectorat francophone. Alors que les innombrables traductions de la Bible en français ont familiarisé le public avec ce texte fondateur de la culture occidentale, le Coran n’était connu que par ouïe-dire ou à travers de fausses traductions élaborées par des Chrétiens hostiles à l’Islam. Il fallut attendre la constitution de l’orientalisme en tant que discipline scientifique à la fin du XVIIIème siècle pour que des érudits arabisants s’attellent à la tâche de traduire le Coran en français. Mais ces textes ne jouirent pas d’une audience comparable à celle de la Bible. Même décodés en français, ils conservaient quelque chose de leur origine exotique, contrairement à la Bible que des siècles d’utilisation en contexte chrétien avait contribué à rendre parfaitement homogène à la culture d’accueil.
Pour pallier cet affadissement du texte biblique, Chouraqui recourut à une méthode qui s’apparente davantage au réencodage d’un texte transparent qu’au décodage d’un texte opaque. En revanche, la méthode qu’il suit dans le Coran est beaucoup plus classique, puisqu’elle consiste à décoder le message du texte-source, comme c’est le cas dans la plupart des traductions effectuées d’une langue étrangère vers une langue maternelle.
C’est cet effort visant à rendre accessible le Coran au public francophone que nous voudrions faire ressortir à travers quelques exemples tirés de la version Chouraqui, parue aux éditions Robert Laffont en 1990.

1. La recherche délibérée de la trivialité

Pour rendre plus humain un texte auquel la tradition musulmane attribue une origine céleste, Chouraqui n’a pas hésité à faire parler les personnages du Coran dans la langue des hommes plutôt que dans le verbe hiératique de l’arabe classique, situé aux antipodes de la parole vive et dialectale. La mise à plat du texte en français a été l’occasion de briser la diglossie caractéristique des sociétés arabes. De fait, un traducteur qui aurait tenu à reproduire en français la différence stylistique entre la langue du Coran et l’arabe parlé en aurait été réduit à traduire le texte saint de l’Islam non pas en français, mais en latin, comme le fit jadis Robert de Kenton, ou bien en un français aussi archaïque que celui de la Chanson de Roland. Au lieu de cela, Chouraqui a tenu à rendre le texte en français moderne, dans un style parfois hiératique et sublime, comme l’est celui de l’original arabe, mais le plus souvent humble et trivial, pour les raisons stratégiques que nous venons d’exposer.
À cette fin, le traducteur a cherché à déceler dans le texte original du Coran de légères variations de registre et de ton qu’il n’a pas hésité à amplifier. Ainsi, dans la scène de la sourate 12 qui met aux prises Joseph et Zuleikah, la femme de Putiphar, les répliques échangées par les personnages sont traduites avec une note de malice qui les rend comparables à un extrait de vaudeville ou de comédie de boulevard. Au verset 28 par exemple, le maître s’adresse à titre collectif à la gent féminine en disant: innah min kaïdakunna inn kaïdakunna ‘azimun, littéralement « voilà de votre perfidie, voilà votre perfidie immense ». Et Chouraqui de rendre cette exclamation par un tour expressif qui serait tout à fait à sa place dans la bouche d’un cocu de comédie:

« Voilà bien votre perfidie,
votre grandiose perfidie! »

L’emploi du présentatif expressif voilà bien est une tournure un peu désuète empruntée au langage courant du XIXème siècle. En la mettant dans la bouche du maître de maison, André Chouraqui a tenu à rehausser cette scène d’un brin de vérisme théâtral. Outre l’effet piquant qu’elle provoque, cette note de spontanéité, fût-elle un peu surannée, correspond au dessein de racheter les Écritures de leur statut de chose écrite et de les restituer à l’oralité de leur surgissement originel.
Mais la scène de ce ménage à trois n’est pas finie et André Chouraqui s’est visiblement bien amusé en surtraduisant les répliques des personnages de ce vaudeville biblique dont le Coran a accentué l’intensité dramatique. Ainsi, au verset 29, le mari trompé ou croyant l’être s’adresse tour à tour à Joseph et à sa femme. La formulation originelle du texte est assez laconique. Le maître adresse un ordre bref à Joseph : Yûsuf, a'rid 'an hada « Joseph, passe par ici ». Et sans même appeler Zuleikah par son nom, il enchaîne directement en disant à sa femme : wa-Passe par ici « excuse-toi de ta faute ». Seule la terminaison {-î} de l’impératif féminin ‘istaghfihî « excuse-toi » révèle qu’il a changé d’interlocuteur. André Chouraqui a tenu à souligner le jeu de scène en insérant un pronom et une apostrophe apparemment indus, mais nécessaires à la compréhension de la situation dans une langue qui, comme le français, ne pratique pas la distinction de genre à l’impératif :

« Yusûf, écarte-toi de là!
Toi, femme, demande pardon. »

Cet affleurement de la trivialité transparaît également à travers la façon dont Chouraqui traduit la particule vocative yâ. Parfois le traducteur se conforme à l’usage de ses prédécesseurs en rendant cette particule par ô, mais le plus souvent, il préfère employer l’interjection Ohé ! Ce choix de traduction ôte au texte de sa solennité hiératique et le rend plus humain.
Un autre exemple de cette familiarité visant à atténuer ce que le texte du Coran peut avoir de naturellement étranger, exotique et hiératique concerne le verset 8 de la sourate 67 où il est question des gardiens de la Géhenne khazanatuha « ses gardiens »). Plutôt que de traduire ce terme en se limitant au sens, André Chouraqui a pris le parti d’ajouter un surcroît de charge expressive en rendant ce mot par ses cerbères. Par un effet magistral de polysémie, il a combiné deux acceptions très différentes de cerbère, le sens mythologique et le sens argotique qui consiste à parodier l’usage mythologique en désignant du nom du chien tricéphale les préposés à la garde des immeubles parisiens. À la vérité ni l’une ni l’autre de ces acceptions ne sont à leur place dans une évocation coranique de la jahinam, avatar arabe et musulman de la gehinnom hébraïque et de la géhenne chrétienne : l’une parce qu’elle renvoie à la mythologie grecque et l’autre parce qu’elle relève d’un registre parodique détournant la mythologie à des fins triviales. Mais cette lubie de traducteur permet de rehausser le texte-cible en rendant plus tangible le référent qui y est décrit. La poétique du Coran est fondée sur un art subtil combinant l’allusion et la répétition incantatoire. Pour qui n’est pas accoutumé à cette esthétique, ce texte risque parfois de résonner de façon monotone. Soucieux de rendre ce texte non seulement accessible mais aussi agréable, Chouraqui n’a pas lésiné sur des choix de traduction que d’aucuns pourraient trouver démagogiques mais qui ont au moins le mérite de tenir en alerte l’attention du lecteur.

2. Le maintien de la tonalité hiératique

En ôtant fréquemment au texte sa tonalité hiératique, Chouraqui arrive à en réactualiser la fraîcheur par-delà les différences linguistiques et stylistiques qui séparent l’arabe du VIIème siècle du français de Georges Feydeau ou de Courteline. Mais c’eût été trahir le texte que de pratiquer systématiquement cette rupture stylistique. Aussi le traducteur a-t-il tenu à préserver de temps à autre le ton hiératique du Coran en utilisant des mots français rares ou archaïques, comme il l’avait fait dans ses traductions de la Bible.
On trouve par exemple des emplois du suffixe -ance avec des radicaux que la langue française n’a plus l’habitude de lui associer. C’est ainsi que le huda, terme polysémique dont le sens global est « voie droite » est systématiquement traduit par guidance, substantif archaïque qu’on retrouve sous la forme gydance dans le fonds anglo-normand de l’anglais (Oxford English Dictionary, 1989 : VI 928). Mais comme beaucoup d’autres emprunts de l’anglais au français, il n’a survécu qu’outre-Manche. Il est même probable qu’il n’a jamais existé sous cette forme en français continental. Il pourrait s’agir d’une formation secondaire au niveau de l’anglais, à l’imitation des très nombreux substantifs suffixés en -ance que le moyen-anglais a empruntés au français (Brüll, 1913).
Il est intéressant de constater Jacques Berque aussi a employé guidance pour traduire huda. Comme sa traduction et celle de Chouraqui ont toutes deux été publiées en 1990, cette trouvaille commune aux deux traducteurs constitue une rencontre frappante entre des approches pourtant très différentes du texte coranique (Aslanov 1999 : 99-104). La raison de cette attirance commune pour le mot guidance doit peut-être recherchée du côté de l’original arabe. Comme le mot huda est souvent employé à la forme d’accusatif indéfini hudan, l’emploi d’un mot suffixé en -ance apparaît comme une velléité de préserver l’écho du texte de départ dans le texte d’arrivée.
À cela s’ajoute que le suffixe archaïque -ance a connu un regain de vitalité dans le style maniéré de certains auteurs du XIXème siècle (François 1939). Auparavant, il était surtout confiné à certains sociolectes spécialisés (François 1950). Son emploi dans la langue littéraire permet de pallier l’impression de grisaille provoquée parfois par l’extrême sobriété du lexique français classique, drastiquement réduit depuis la réforme malherbienne. En recourant fréquemment à cet artifice de style, Chouraqui s’inscrit dans la lignée des auteurs français pour qui l’esthétique dépouillée du XVIIème et du XVIIIème siècle n’est qu’un épisode passager dans l’histoire de la langue française.
De même que l’archaïsme ou le xénisme, l’emploi d’un néologisme contribue à rehausser le texte d’une note poétique en vertu du procédé stylistique de la glotta.décrit dans la Poétique d’Aristote (Aristote 1980 : 107-117 ; 130-131 ; 344 ; 349). Ainsi, le terme h’amd qui désigne l’amour des hommes pour Allah est rendu par le mot désirance qui est créé de toutes pièces. Plutôt que de traduire h’amd par désir, André Chouraqui n’hésite pas à utiliser le suffixe archaïque {-ance}dont nous avons évoqué ci-dessus les propriétés stylistiques. Ce faisant, il passe outre le principe de fermeture du lexique qui caractérise la langue française contrairement à d’autres langues européennes, comme l’anglais et l’allemand où la création de mots nouveaux est rendue possible par la souplesse du système de composition nominale ou comme l’italien et l’espagnol, langues qui disposent d’une riche palette de suffixes expressifs.
L’archaïsme destiné à maintenir le ton hiératique de l’original se traduit également par le recours occasionnel à des tournures syntaxiques surannées, qui reproduisent en français l’archaïsme de l’arabe coranique. C’est ainsi que Chouraqui emploie la locution conjonctive pour ce que, remplacée de nos jours par la locution parce que. Citons par exemple le cas du verset 8:35 :

« Goûtez le supplice subi, pour ce que vous effaciez »

Ici, la proposition subordonnée circonstancielle de cause pour ce que vous effaciez traduit bimû kuntum takfurûna « parce que vous étiez infidèles » introduite par la locution conjonctive bimâ.
Cette préférence accordée à la locution conjonctive pour ce que au détriment de parce que, n’est pas une coquetterie purement gratuite. Elle reflète la volonté d’insister sur la composante prépositionnelle de la locution conjonctive afin de refléter la structure analytique de la locution arabe bimâ où figure la préposition bi-. Certes la conjonction parce que est également formée au moyen de la préposition par, mais la soudure entre la préposition par et le pronom neutre ce a estompé cette étymologie. À la lumière de cet exemple, il apparaît que le souci étymologique qui caractérise la méthode de traduction de Chouraqui (Aslanov 1999: 17-26) ne se fait pas seulement sentir au niveau de l’interprétation du texte-source : il est également à l’œuvre lors du processus de formulation du texte-cible.

3. La transposition des realia

C’est dans la transposition des termes techniques et autres realia que la méthode de Chouraqui traducteur du Coran diffère le plus nettement de la politique adoptée pour traduire la Bible. Un exemple de ce contraste entre le décodage du Coran et le réencodage des traductions de la Bible nous est fourni par la transposition du mot « trompette ». Dans la Bible et le Nouveau Testament, Chouraqui a tenu à employer le mot shophar afin de rompre avec les routines de traduction mises en œuvre dans ces textes bien connus. Dans la Bible, ce choix de traduction n’est en somme qu’une transcription du mot shofar. Mais dans le Nouveau Testament, shophar est censé traduire le mot grec salpinx « trompette » (Apocalypse 8:6 et suivants) au terme du postulat selon lequel le grec de l’Apocalypse serait lui-même la traduction d’un Urtext sémitique ou du moins la transposition en grec d’un discours antérieur hébreu ou araméen. Quelle que soit la validité d’un tel parti-pris, il importe d’en apprécier l’effet esthétique. De fait, un texte aussi connu que le Découvrement de Iohanan, comme Chouraqui l’intitule, apparaît sous un nouveau jour, plus juif que grec, plus oriental qu’occidental au terme de cette traduction du grec en français par le prisme de l’hébreu. Inversement le Coran, qui n’a jamais fait l’objet d’une récupération de la part de l’Occident, ne perd rien à être traduit d’une façon qui en estompe l’exotisme. Et donc le mot nåqûr (74:8) qui désigne la trompette du jugement est rendu de façon transparente par cor, terme qui éveille toutes sortes de réminiscences aux lecteurs français. Remarquons en outre le jeu de paronomase entre l’arabe nåqûr et le français cor.
Ainsi, la transparence de la Bible juive ou chrétienne a été teintée d’opacité par l’emploi d’un terme exotique translittéré, tandis que l’opacité du Coran a été dissipée par le recours à un mot qui éveille un grand nombre de références intertextuelles, voire même des références synesthésiques. De fait, seul un lecteur juif habitué à entendre la sonnerie de la corne de bélier au Nouvel An ou à la clôture du Grand Pardon est susceptible de se représenter le son du shophar lorsqu’il voit ce mot employé dans la version Chouraqui. Mais pour les non-juifs, ce mot risque de passer pour presque aussi exotique que le nâqûr du Coran. Cette dialectique entre le connu et l’inconnu peut être formulée comme une oscillation entre le signifiant, le signifié et le référent. Pour la plupart des lecteurs, nâqûr est un signifiant opaque, sans signifié ni référent ; shophar l’est aussi pour nombre d’entre eux, tandis que pour d’autres c’est soit un signifié sans référent, soit un signifié dont on se représente fort bien le référent ; quant à cor, il concilie toutes les trois dimensions, celle du signifiant, du signifié et du référent. En traduisant le terme le plus opaque par le terme le plus unanimement connu et en laissant préserver l’hésitation qui se fait jour dans le cas de shophar, André Chouraqui s’est livré à un jeu subtil de clair-obscur, illuminant à outrance l’obscurité et estompant ce qui était trop lumineux. Cet exemple révèle bien à quel point la traduction des trois livres saints est non seulement une remise en question dogmatique ou théologique de ces textes fondateurs, mais peut-être et avant tout un réajustement gouverné par des motivations esthétiques.
Cette volonté de rapprocher le Coran de l’horizon culturel du lecteur français souffre quelques exceptions, notamment à chaque fois que le lexique français a intégré un mot de l’arabe. Ces emprunts lexicaux contractés auprès de l’arabe constituent autant de passerelles entre le texte-source et le texte-cible. Un exemple de cette préservation du mot arabe en vertu de sa transparence sémantique virtuelle aux yeux d’un lecteur français nous est offert par le verset 4:78 où figure l’expression burûjin mushayyadatin « tours formidables » (traduction Berque). Comme le mot burj / pluriel burûj a été emprunté tel quel par le français sous la forme bordj (dès 1856 par Eugène Fromentin), André Chouraqui n’a pas hésité à traduire cette expression par bordjs fortifiés. Non seulement ce recours ponctuel à la couleur locale confère un certain relief au texte, mais en plus il rachète la formulation de son caractère abstrait. Grâce à cette touche de pittoresque, le lecteur voit surgir l’image concrète d’une citadelle fortifiée en plein désert plutôt qu’une « tour formidable », formulation abstraite digne du poète Malherbe.
De la même façon, le mot wâd « vall´ée », « rivière » est rendu par oued, terme que le français a acclimaté dès l’époque de la conquête de l’Algérie. Enfin, l’utilisation de Rabb pour traduire rabb « seigneur », théonyme revenant constamment tout au long du Coran, a pu être encouragée par le fait que la racine de ce nom a déjà été intégrée au français sous la forme rabbin. Bien que ce dernier mot ait été adapté de l’hébreu et qu’il renvoie au champ de l’humain, la racine rab n’est pas complétement opaque pour un public francophone, ce qui justifie l’emploi de la translittération Rabb au lieu d’une traduction comme Seigneur.
Mais à côté de ces cas où l’emploi du mot arabe est facilité par certaines conditions d’accueil dans la langue-cible, il arrive aussi que Chouraqui revienne ponctuellement à son goût pour les termes exotiques. Dans ce cas, le vocable arabe est inséré tel quel dans le seul but de créer une rupture stylistique par rapport aux autres traductions du Coran en français. Ainsi l’emploi du mot Nabi pour traduire nabi « prophète » s’explique par la volonté d’éviter le terme prophète, trop marqué par la médiation culturelle de l’Occident. Ce problème de traduction s’était déjà posé à Chouraqui à propos de la traduction de l’hébreu nabi. Mais à l’époque où il traduisait la Bible, il l’avait résolu différemment moyennant le recours au mot Inspiré, terme censé transposer l’étymologie supposée du mot hébreu.
Au-delà de la stylistique, l’emploi de Nabi dans la traduction du Coran ressortit manifestement au dessein de mettre en valeur le patrimoine commun du judaïsme et de l’Islam que les traductions antérieures du Coran en français avait parfois passé sous silence. L’existence d’une correspondance lexicale parfaite entre l’arabe nabi et l’hébreu nabi a pu encourager Chouraqui à préférer Nabi à Inspiré pour transposer l’arabe nabi. En outre, le public français était en mesure de saisir la signification du nom Nabi, popularisé par le surnom de nabis que se donna un groupe de peintres post-impressionnistes français. C’est donc la médiation d’un mot hébreu popularisé par des artistes en mal d’orientalisme qui a permis à Chouraqui de se contenter d’une simple transcription pour rendre le mot arabe apparenté nabi. Cela était d’autant plus opportun que le surnom des nabis a manifestement été emprunté à l’hébreu par la filière de la philologie hébraïque, comme en témoigne le maintien de l’occlusion dans le beth intervocalique. Sous cette forme archaïque, nabi fonctionne donc comme un parfait homonyme de l’arabe nabi.
Pour bien apprécier les enjeux stylistiques de cette préservation de l’exotisme dès lors que cet exotisme est atténué par certaines conditions d’accueil dans la langue française, on peut également évoquer l’exemple du mot felouque < falûkah intégré de fort bonne heure dans le lexique des langues européennes par une filière assez complexe (Kindermann 1934: 72-75). Or ce mot qui présente le paradoxe d’être tout à la fois exotique et assimilé au lexique français, Chouraqui l’a utilisé pour rendre la forme fulk, mot par lequel le Coran désigne l’Arche de Nûh / Noé. À titre de comparaison rappelons que quand il s’agit de traduire le mot hébreu tebah, désignation de l’Arche dans la Bible, Chouraqui choisit un terme aussi délibérément trivial et réducteur que peut l’être le mot caisse.
Dans le cas de felouque, c’est l’existence d’un pertuis de communication entre l’arabe et le français qui a permis le maintien de l’exotisme et de la couleur locale dans le texte du Coran. En arabe, fulk désigne une gamme assez étendue d’embarcations, mais en français, le mot felouque revêt une acception restreinte puisqu’il désigne un certain type de voilier. L’exotisme consiste ici à employer pour évoquer l’équipée de Nûh / Noé un terme qui fait rêver le lectorat français : on pense immédiatement à la remontée du Nil en voilier ou à des destinations encore plus exotiques comme Aden, Oman ou même Zanzibar, ces ports aux noms magiques que fréquentèrent les felouques et les boutres des infatigables navigateurs arabes du Moyen Âge. Autrement dit, le terme felouque n’a rien de neutre dans l’imaginaire collectif francophone, alors que l’étymon fulk est une appellation générique. Le contraste avec la caisse de la Bible n’en est que plus frappant. Cette variation de traitement dans la traduction révèle en fait une différence de ton entre le récit biblique de l’Arche de Noé et sa réélaboration dans le Coran. Le passage de la Genèse (6:14-8:16) où il est question de la caisse est à la fois sobre et précis. Dans le Coran au contraire, les références à Noé sont réparties de façon sporadique et diffuse tout au long du livre saint puisqu’aussi bien Nûh constitue un archétype plutôt qu’un personnage doté de quelque épaisseur. La felouque y fonctionne comme une sorte d’allusion lyrique permettant d’identifier le patriarche des autres figures évoquées de façon fugitive quoique récurrente tout au long du Coran. La dialectique entre l’exotisme et la familiarité se recoupe ici avec une différence de fonction dans l’économie narrative : descriptive et presque technique dans le cas de la Bible, typologique et suggestive dans le cas du Coran. Par compensation, Chouraqui pouvait se permettre de hasarder le mot caisse sémantiquement dénué de spécification pour traduire un mot dont le référent nous est décrit en long et en large par le narrateur biblique (6:14-16). En revanche c’est un mot au sémantisme précis et riche qui sert à rendre l’évocation récurrente mais vague du bateau dans le Coran.
Enfin, signalons que de temps à autre, Chouraqui n’a pas résisté à la tentation de conférer à son texte une allure nettement exotique en le truffant de mots arabes qui ne se sont jamais frayé un passage dans le lexique français, comme en 10:87 par exemple :

« wa-awh’aïna ila Mûsa wa-akhihi an tabawwa liqawmikuma bi-Misr buyûtan wa-j’alû buyûtakum qiblatan. »

« Nous avons révélé à Mûssa et à son frère :
Édifiez pour votre peuple, en Misr, des maisons
et faites de vos maisons une Qiblat. »

L’emploi du toponyme Misr, nom arabe de l’Égypte, et l’utilisation du mot Qiblat, terme du culte musulman par lequel on désigne la direction de la prière, vise au même effet que la volonté d’appeler les patriarches de la Bible mentionnés dans le Coran de leurs noms arabes. De cette façon, Chouraqui suggère en filigrane que le récit coranique de l’histoire sainte est en fait une réinterprétation, un discours secondaire qui se reflète à travers le prisme d’une autre culture. Le fait même que le lecteur bute sur ces mots inconnus permet de bien lui faire sentir que le Moché ou le Moïse des traditions juive ou chrétienne a connu un autre avatar au terme de la relecture musulmane de la Bible.
La même préoccupation a incité Chouraqui à traduire le verset 2:124 où Abraham / Ibrahim est appelé imâm par :

« Quand son Rabb éprouve Ibrâhim par des paroles et qu’il les accomplit, il dit : « Je t’institue Imâm des humains ».

Dans la tradition musulmane, le mot imâm désigne celui qui dirige la prière. Sans doute parce qu’il craignait de pécher par anachronisme, Jacques Berque traduit cet emploi de imâm par modèle, qui correspond à une acception philosophique plutôt que liturgique de imâm. Chouraqui au contraire tient à faire paraître Ibrâhim comme le premier musulman et il maintient la spécificité de l’emploi cultuel du terme imâm.
Dans ce jeu de clair-obscur entre le lointain que l’on rapproche ou qu’on maintient éloigné, il existe toutes sortes de solutions intermédiaires, le critère décisif étant toujours la recherche de l’expressivité et le désir de rendre le texte suggestif au lecteur. En traduisant le Coran, Chouraqui s’est départi de sa méthode ultra-littéraliste pour offrir au lecteur français un texte convivial, en partie débarrassé de son aspect hiératique. Oscillant entre le décodage partiel et total, le poète-traducteur a voulu donner du livre saint de l’Islam une traduction dont la grâce est plus évidente que sa version de la Bible et des Évangiles. Quand il a traduit les Écritures saintes, Chouraqui s’est livré à un exercice de style sur des textes suffisamment connus pour qu’une partie du public perçoive l’effet d’écart, de réencodage, voire même de parodie. Il y a quelque chose de provocateur dans cette réélaboration des textes fondateurs du judaïsme et du christianisme. Le public n’y est pas resté indifférent, soit qu’il ait accepté cette refonte du texte biblique, soit qu’il l’ait rejeté avec véhémence.
Mais la traduction du Coran par Chouraqui est une œuvre beaucoup plus mûre. Elle ne cherche pas les effets de style frappants qui abondaient dans la Bible Chouraqui. Elle vise avant tout à rendre le texte plus agréable à la lecture que ne le sont les versions savantes de Régis Blachère, Denise Masson et Jacques Berque. C’est peut-être cette élégance, cet équilibre et cette renonciation à la provocation qui explique pourquoi la traduction du Coran n’a soulevé aucune critique dans la communauté musulmane francophone. Il faut dire aussi que dans la tradition musulmane, la traduction est loin de constituer un enjeu aussi brûlant que dans la religion chrétienne. Les Musulmans lisent leur texte saint dans la langue originale, tandis que dès le début de leur existence, les Chrétiens étaient tributaires de la traduction alexandrine de la Bible. C’est peut-être cette absence relative d’enjeu qui explique pourquoi les provocations spectaculaires mises en œuvre dans la traduction de la Bible et des Évangiles font défaut dans la version du Coran, transposition poétique d’un des poèmes les plus sublimes du patrimoine littéraire de l’humanité.


Bibliographie :

Aristote, Poétique, Traduction par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris: Seuil, 1980.

Aslanov, Cyril, Pour comprendre la Bible. La leçon d’André Chouraqui, Monaco : Éditions du Rocher, 1999.

Brüll, Hugo, Untergegangene und veraltete Worte des Französischen im heutigen English, Halle, 1913.

François, Alexis, “Suffixe littéraire -ance,” Vox Romanica 4 (1939): 20-34.

Idem. La désinence “ance” dans le vocabulaire français, une “pédale” de la langue et du style, Genève-Lille, 1950.

Kindermann, Hans, “Schiff” im Arabischen. Untersuchung über Vorkommen und Bedeutung der Termini, Zwickau, 1934.

Oxford English Dictionary, Oxford : Clarendon Press, 1989.


Cyril Aslanov : linguiste, spécialisé dans le domaine des langues romanes ; a publié un livre sur les traductions de Chouraqui, Pour comprendre la Bible: la leçon d’André Chouraqui, (éd. Du Rocher, 1999) ainsi qu’une monographie consacrée au dictionnaire Sharshot ha-Kesef, de Joseph Caspi, Le provençal des Juifs et l’hébreu en Provence (Peeters, 2001).

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