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Rimbaud le voyou et la crise ontologique du poème
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Olivier Salazar-Ferrer

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [marlena ]

2006-02-10  |     | 



C’est un phénomène digne d’intérêt au cœur de la modernité que celui par lequel la poésie, quittant le sol de la fonction esthétique, hédoniste ou littéraire, créé des foyers de questionnement philosophique. Les œuvres poétiques de Paul Celan, de Hölderlin, de Char, de Ponge, de Rilke ou de Bonnefoy par exemple, réactivent les problèmes ontologiques et constituent des approches transdisciplinaires vers le mystère de l’être. Avec Heidegger, Blanchot, Derrida, Bonnefoy ou George Steiner, les questions sur le pouvoir ou l’impuissance ontologique inhérente à l’acte poétique, la dissémination du sens, la référence impossible ou la fragmentation de l’unité du moi font aujourd’hui partie du dialogue du philosophe avec les ressources signifiantes du poème. Ces échanges et ces croisements de langage impliquent des transferts, des traductions, des systèmes complexes d’équivalences entre les espaces d’expression qui situent le chercheur aux frontières des disciplines. Dans ce processus de questionnement sur la fonction, le pouvoir et les limites de la poésie, l’œuvre rimbaldienne occupe assurément une place centrale. On peut dire que le potentiel de questionnement ontologique contenu dans l’espace délimité par Les Illuminations, Une Saison en enfer et La Lettre du voyant a fonctionné comme un catalyseur de la modernité, en déclenchant les interprétations surréalistes, existentielles, catholiques, ésotériques décrites par R. Etiemble dans son Mythe de Rimbaud.[1]

Dans l’œuvre fondanienne, Rimbaud le voyou (1933) constitue le premier moment d’une critique de l’illusion ontologique inhérente à l’acte poétique qui sera complétée par le Faux Traité d’esthétique (1938) puis par le Baudelaire (1945). Replacé entre ses versions antérieures et les révisions de l’ouvrage pour une réédition, mais toujours inachevées en 1944, l’ouvrage apparaît en fait comme une œuvre en transition, comme un terrain d’essais pour appliquer la philosophie chestovienne de la tragédie au poétique. Pourquoi Rimbaud ? Son œuvre offre d’abord l’exemple particulier d’un cas de silence de l’activité poétique qui fait écho à l’expatriation et aux conceptions poétiques de Fundoianu-Fondane venu en 1923 à Paris.



“ Nous avons été trahis par les mots…”



La figure de Rimbaud était déjà une figure-clé de la subversion dans les courants d’avant-garde des années 20. “Dada c’est le meneur de jeu de l’anarchie universelle, c’est l’apologie réfléchie et volontaire du vagabondage : son héros est Rimbaud” écrit Fondane dans le manuscrit du Faux Traité d’esthétique [2] de 1925. Tout se passe comme si l’œuvre-vie rimbaldienne, avec la poésie de Baudelaire, incarnait une fonction de rupture avec la fonction esthétique du poème. Sa puissance de clôture ontologique est dénoncée dans “Mots sauvages”, la préface à Paysages qui, en forme d’auto-critique, rappelle qu’avec “Baudelaire et Rimbaud seuls, pointait une lueur de vérité” [3]. C’est là le premier acte de la prise de conscience de la vacuité ontologique du poème symboliste.

La critique fondanienne de l’idéalisme de l’image poétique, avec ses caractères platoniciens : artificialité, esthétisme, détournement de la vie et avec ses qualités : contingence, affectivité, qualités intensives, vitesse et hasard, implique une rupture qui n’est pas sans évoquer, le reniement du mage dénonçant les propriétés hypnotiques et le détournement du réel opéré par l’ “Alchimie du verbe” d’Une Saison en enfer. L’apparente autocritique rimbaldienne et l’autocritique fondanienne se rejoignent sur fond de rupture, d’adieu, d’expatriation et de crise poétique. Fondane évoque la période de silence qui a suivi son expatriation durant laquelle “sa volonté d’accomplir et sa volonté d’exister se sont affrontées en une rude bataille”[4]. De son côté, la voix d’ “Alchimie du verbe” dit : “J’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !”

Le texte “Signification de Dada” (datant probablement de 1930-1932)[5] confère à Rimbaud une fonction équivalente : “ Nous avons été trahis par les mots auxquels nous avons le plus souvent donné notre cœur…Longtemps nous avons pris les mots pour du réel[6]”. Ce texte formule déjà très clairement l’idée que la subversion rimbaldienne ne possède pas en tant que finalité la “ théorie esthétique du voyant”, mais implique une non-réussite, un effondrement catastrophique qui seul pourra dévoiler le réel individuel, périssable, contingent, avec ses intensités affectives qui constitue déjà le fond ontologique perdu qu’il faut restaurer[7]. Elle prend donc place dans la crise ontologique générale, cette perte de l’être, diagnostiquée parallèlement dans “Signification de Dada” et dans “Mots sauvages”, qui deviendra le “mal des fantômes”. La poétique existentielle qui se constitue peu à peu avec Rimbaud le voyou (1933) puis Baudelaire et l’expérience du gouffre (1947) continuera à dénoncer la fictionnalisation poétique du monde, ce qui représente au fond un cas particulier de la fictionnalisation universelle diagnostiquée dans La Conscience malheureuse (1936). Ce que nous pouvons appeler l’herméneutique existentielle, c’est-à-dire une lecture chestovienne du poétique, est déjà en pleine formation dans Rimbaud le voyou. Ses caractéristiques sont déjà constituées ou profilées : elle s’intéresse à des poètes ou à des écrivains en conflit avec la production du verbe. Ses personnages conceptuels sont conformes au paradigme de Job : ils vivent tous une expropriation fondamentale et tragique de l’être (une déréalisation), comme Job, à laquelle ils réagissent par une production culturelle paradoxale : poésie et leurre qui recèle aussi le moment de sa destruction (le gouffre baudelairien). Constat de la déréalisation, production du verbe, destruction du verbe. L’espace poétique ou littéraire est un espace catastrophiste. Tous ses personnages sont en révolte contre la finitude.



Leurres poétiques : la lutte avec le réel

“L’opération poétique est une thérapie de premier ordre ; elle protège le poète de son propre néant…[8]”. Telle est la thèse centrale de Rimbaud le voyou. La poésie de la vision réitère la déréalisation déjà effective dans la structuration rationnelle du monde. La “Lettre du voyant” a fourvoyé toute la génération surréaliste : “ La poésie fait des efforts désespérés pour ne plus se retrouver… elle a peur de la vie, qu’elle prend pour un matériau anti-lyrique, tout juste bon pour être décrit, mais non créé et recréé. Elle veut n’être qu’une connaissance… De Mallarmé aux surréalistes, lentement le néant envahit le poème ; il n’a plus de chair que son propre vide[9]”. L’acte poétique réagit contre la vacuité première du monde en tissant un monde de visions, qui à son tour va s’avérer constituer une vacuité seconde. Cette interprétation de l’œuvre présuppose que la Saison en enfer est la dernière œuvre chronologique de Rimbaud. Qu’est-ce que ce néant ? Absence d’être, défaut ontologique : nous pouvons l’identifier au “mal des fantômes” de l’œuvre poétique et à la déréalisation qui le caractérise.

Nostalgie de l’Eden, rêve d’une liberté première, regret de la vraie vie absente, absence de Dieu, cette vacuité première est lue à travers les catégories chestoviennes de la chute spéculative, et de la décadence socratique de l’Occident. La tentative pour élaborer un “opéra fabuleux” en développant la magie inhérente au langage échoue. Toute l’argumentation de Rimbaud le voyou tient donc dans une tension établie entre la Lettre du voyant et le reniement d’Une Saison en enfer. Rimbaud qui n’est “furieusement sensible qu’à la vacuité métaphysique du monde”[10] devient le poète contradictoire en lequel s’affrontent des forces en lutte contre l’impérialisme rationnel : autorité, éthique du devoir, idéalisation esthétique. Déjà, sous la poétique existentielle, s’amorce une ontologie négative : “L’univers n’est qu’un décor” [11] s’exclame Fondane. Cette thèse se renforce lorsque il réécrit des chapitres du Rimbaud pour une réédition, et notamment le chapitre VI[12] en précisant son interprétation ontologique : “Toute vie humaine fabrique du néant et plus l’homme monte dans l’échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s’accroît”[13]. La première accorde à l’idée "aux dépends du réel, les vertus de l’ange”[14]. Il élève la tendance idéaliste kantienne et fichtéenne du romantisme allemand jusqu’à son point de rupture : “si les choses n’existent pas hors de l’esprit, si elles ne sont que des signes maniés, la poésie renonce à sa fonction de participation aux choses, elle pense, se pense, et pense qu'elle se pense.”[15] Rimbaud précipite donc l’échec du romantisme allemand. Cette thèse défendue en 1937[16] se renforcera encore dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Les luttes de Rimbaud avec le réel qui perce sous le tissu culturel n’aboutissent qu’à un leurre ontologique, thématique qui rejoint à de nombreux égards la critique de l’image comme détournement de la présence chez Yves Bonnefoy. Le poète visionnaire qui travaille à se rendre voyant est un transgresseur fourvoyé par orgueil dans les ressources du savoir : “La théorie du voyant fut sa tour de Babel”[17] .

Ce thème de la vacuité deviendra central dans les œuvres ultérieures en fusionnant avec celui du néant. Le concept fondanien de “néant” ne désigne pas une vacuité ontologique du monde en général, comme le recours au terme de “maya” pourrait le faire croire, mais le caractère illusoire de sa structuration rationnelle, autrement dit, la déréalisation rationnelle qui voile sa plénitude ontologique. Le néant est un coefficient d’illusion, alors que chez Heidegger il est une composante inhérente à la structure ontologique du Dasein. Le concept de néant existe déjà chez Chestov et désigne explicitement le vide provoqué par l’effondrement catastrophique de la rationalité et de l’éthique[18]. La substantialité, la nécessité, les limitations logiques intrinsèques du monde participent d’un enchantement ou d’un sommeil. Ces deux catégories de l’enchantement et du sommeil, liées aux catégories dialectiques de la catastrophe et du réveil de la subjectivité, sont essentielles. Elles constituent en quelque sorte une subversion de l’argument cartésien du rêve des Méditations où celui qui doute sort du scepticisme méthodique grâce au Dieu vérace et non trompeur qui garantit la validité de l’évidence claire et distincte donnée à la conscience rationnelle. C’est en effet à partir d’une pensée de Pascal (VII. Contrariétés, 131-434[19]) comparant les arguments des dogmatiques et des pyrrhoniens sur l’impossibilité de décider entre la réalité du monde de la veille et celle du monde du sommeil, que Chestov construit son argument selon lequel le monde rationalisé par la culture, comme le rêve avec ses apparences bien liées, est affecté d’une cohérence fictionnelle. La puissance de l’évidence étant égale dans le monde du rêve et dans celui de l’éveil, il est possible de penser le monde rationalisé de la culture comme constituant un monde illusoire maintenu par une “logique du rêve”, que seul le cauchemar, c’est-à-dire une rupture catastrophique, pourrait rompre[20]. Dans le Lundi existentiel (écrit en 1944) où l’œuvre philosophique culmine, le postulat de l’enchantement du monde est définitif : l’adéquation ontologique de l’ensemble de nos représentations rationnelles s’effondre. Le fonctionnement de la garantie épistémo-théologique comme clé de voûte de la correspondance entre les concepts et les choses est brutalement interrompu. De façon corrélative, c’est le paradigme du réveil qui oriente le renversement ontologique, mais ce réveil est toujours celui d’une subjectivité se trouvant à l’intérieur du labyrinthe rationnel et mystérieusement paralysée.



Rimbaud dans l’espace tragique

L’échec de Rimbaud s’inscrit dans l’espace tragique. La poétique existentielle implique une résurgence du tragique qui est formulée pour la première fois dans le chapitre III de Rimbaud le voyou. Toutefois, il s’agit de la notion chestovienne du tragique, c’est-à-dire la situation injustifiable d’un sujet confronté à une dépossession totale de ses certitudes et de ses biens, qui s’insurge à la fois contre Dieu, contre la raison et contre l’éthique. Il se définit comme la mise en tension, au sein d’un personnage conceptuel, d’une exigence infinie et d’une privation infinie. Le personnage tragique est dépossédé des valeurs et de l’esthétisation héroïques comme de toute rationalité surplombante, à la fois du point de vue réflexif et de celui du lecteur. Il ne se comprend pas et nous ne le comprenons pas. Il appartient aux catégories de l’injustifiable et de l’impensable ou, si l’on veut, de l’absurde[21].

Là encore la situation tragique se caractérise par sa discontinuité logique qui fait un trou béant dans le tissu des justifications axiologiques et rationnelles. La signification du tragique existentiel est donc toute entière contenue dans ce que nous avons appelé le paradigme de Job. “Le personnage tragique est comme un Job sur qui Dieu épuise sa cruauté et sa force […]”[22]. Le tragique caractérise un événement catastrophique qui place le sujet dans un effondrement de sa compréhension rationnelle et de ses possibilités d’action, lequel est très éloigné de la lutte des héros tragiques grecs qui ne vivent qu’un aveuglement partiel lié à leur condition finie. Le personnage existentiel tragique est un anti-héros qui évolue dans la subversion de l’éthique et de l’esthétique : “le héros tragique est un raté ou un lâche”[23]. Cette conception apparaît donc en opposition au premier abord avec la grandeur, le sublime, et le caractère expiatoire et sacrificiel des héros de la tragédie racinienne qui “amorcent un bouleversement d’où découlera un nouvel ordre de solidarité et de responsabilité humaine”, selon la remarque de Philip E. Lewis[24]. De même, la complexité des forces passionnelles, divines, morales ou sociales qui définit le réseau de liens où se débat le personnage tragique grec est simplifiée au maximum chez Fondane. Débarrassée de ses situations conflictuelles contingentes, “de ses fictions, de ses drames imaginaires”[25], la tragédie existentielle se condense autour du foyer de l’insurrection absurde contre la finitude. Il ne faut pas perdre de vue que ces personnages tragiques, tel Rimbaud écrivant Une Saison en enfer, participent de la production poétique et que leur insurrection se place dans le langage à l’intérieur de l’acte d’expression. C’est parce qu’il représente un événement catastrophique à l’intérieur même de la culture vécu par un acteur de la culture, qu’il intéresse la poétique existentielle. Le thème tragique est donc lié à une production fictionnelle au moyen du langage qui s’efforce en vain de réduire son irrationnel. L’expropriation ontologique et l’insurrection du voyou s’inscrivent dans l’inintelligible et le chaotique. Le héros tragique grec, au contraire, enveloppé par son auteur dans une logique surplombante destinée à rendre intelligible et nécessaire la tragédie au spectateur, appartient au tissage intelligible d’une culture qui le relie à un cosmos et à la cité. Le tragique existentiel que nous pourrions appeler un tragique d’expropriation et le tragique grec de situation diffèrent donc sensiblement.

C’est pourquoi Jules Monnerot peut contester la notion chestovienne de “philosophie du tragique”, du point de vue de son sens grec[26]. Si le tragique grec implique le rôle actif d’un personnage placé malgré lui dans une situation nécessaire et involontaire d’hétérotélie qui lui font vivre des conflits et des situations limites où il ne lui reste plus qu’à accomplir un destin déterminé par des forces supérieures, le tragique existentiel, note Monnerot, parce qu’il implique la passivité de l’impensable et du non-agir, ne peut être dit tragique mais seulement pathétique ou insoutenable : “Il n’y a pas d’action, ce qui montre qu’il ne s’agit pas du tragique”[27]. Il a évidemment raison si nous excluons l’espèce d’activité que constitue l’insurrection absurde. La position de Monnerot s’inscrit dans le projet de définir les lois générales du tragique dans les limites d’une rationalité grecque en modifiant la compréhension du destin pour l’adapter au positivisme moderne. Elle souligne en fait l’irréductibilité de la problématique existentielle qui oppose, par son onto-théologie négative, la culture judéo-hrétienne au monde grec. Par conséquent, plutôt que de voir dans le tragique existentiel un héritage du tragique grec, il faut plutôt le considérer comme sa subversion, en particulier à cause de sa volonté explicite de supprimer toute idée d’anankê et d’action. Monnerot définit donc fort bien le tragique existentiel comme une passivité ; ce que nous pourrions plutôt définir comme une activité absurde de la pensée à l’intérieur d’une passivité : “la pensée n’étant qu’une activité absolument impuissante à nous offrir la moindre solution”[28]. Le tragique existentiel présuppose une lutte sans conciliation ni conclusion : le révolté contre la finitude se maintient irrésigné et irréconcilié selon l’excellent terme de Jules Monnerot[29]. Le sujet qui entre dans l’espace catastrophique doit vivre un effondrement interne, une implosion de l’épistèmê qui interdit toute intégration à une logique de l’explication, de la justification ou de la consolation. Bien que l’horizon de cet effondrement contienne un espoir de restauration, cet avènement-événement s’inscrit dans l’impensable-injustifiable. De ce point de vue, le bref échange avec Miguel de Unamuno, l’auteur du Sentiment tragique de la vie, était prometteur, mais il reste à peine ébauché par la réponse du philosophe espagnol[30].






Page de garde

de l'exemplaire dédicacé à Unamuno [31]



Le tragique existentiel se condense donc dans la catégorie du catastrophique avec la rupture brutale de toutes les certitudes épistémologiques, axiologiques et religieuses qui affecte le personnage de Job. C’est la réflexion sur Œdipe et Philoctète de Sophocle dans Rimbaud le voyou qui exprime le mieux cette divergence : la tragédie existentielle est “injustifiable” tandis que la tragédie grecque le justifie ("une sérénité supérieure" dit Nietzsche). Nietzsche notait à propos du Prométhée d’Eschyle : “Tout ce qui existe est juste et injuste, et dans les deux cas également justifié.” Fondane répond : “Ce qui caractérise le héros tragique – et qu’on nous cache – c’est le fait pertinent, indiscutable, que rien ne justifie sa monstrueuse attitude, qu’elle est purement et simplement injustifiable.” Le pressentiment d’une unité supérieure des forces vitales dans l’Un-primordial chez Nietzsche ne peut consoler dans la tragédie existentielle. La démarche fondanienne dépouille la tragédie grecque de sa dynamique intégrant l’apollinien et le dionysiaque pour arracher tous les masques apolliniens. La sagesse dionysiaque est donc impossible dans l’univers fondanien de même que le consentement, la résignation à la Nécessité. Le scandale absolu et son corollaire, la révolte pure, occupent relativement à la sagesse dionysiaque le même rapport que l’Ulysse juif vis-à-vis de son homologue grec. La figure de Job subvertit la figure de Philoctète et d’Œdipe dans “l’affreuse nécessité de s’insurger”[32].

La construction du personnage conceptuel tragique de Rimbaud au chapitre III de Rimbaud le voyou obéit à la même subversion du personnage tragique au sens grec, pour devenir un personnage tragique au sens existentiel, dont la révolte absurde est analogue à celle de l’homme du souterrain de Dostoïevski. La révolte rimbaldienne, lue à travers une Saison en enfer, vise la mort elle-même, c’est-à-dire la finitude. La tragédie ne peut se sublimer en acceptation, en résignation, fussent-elles intégrées à une sagesse de la finitude, mais au contraire doit se maintenir comme une pure force insurrectionnelle maintenue en tension dans le scandale du mal. Le tragique existentiel est spécifique. L’attestation existentielle qui s’effectue à l’intérieur de cet espace irréconcilié est une attestation tragique.



Vers une poétique de l’attestation existentielle

Le retour de Rimbaud à la terre, avec un “devoir à chercher” réitère la chute dans la finitude. La poésie manque sa véritable finalité existentielle : “Il tomba de la poésie dans le réel”[33]. Ce procès du leurre poétique s’oppose directement à la conception du poème surréaliste forgée par Breton : si les catégories de la vie quotidienne entrent dans la trame du récit surréaliste, elles y occupent de façon croissante le rôle d’indices et de manifestation d’un arrière-monde occulte. La puissance d’accès de la poésie à un monde s’écroule. A une poésie de la vision, Fondane opposera une poésie de l’attestation. S’inspirant du Zohar, Fondane rappelle dans une note-clé du chapitre VII de Rimbaud le voyou que la poésie, la prière et le cri constituent une hiérarchie d’actes s’efforçant de modifier le réel et de provoquer le miracle[34]. “Tendre à rejoindre la prière», qu'est-ce à dire ? Eh ! tout simplement que, dans l'expérience poétique, se trouve mis en mouvement le même mécanisme psychologique que celui dont la grâce se sert pour nous élever à la prière” avait écrit l’abbé Brémond[35]. La poésie de Fondane intègre les deux : une traduction stylistique du cri (le recours aux majuscules ; les points d’exclamation ; les “ah !”) et la prière (directement incluse dans L’Exode). Cette progression vers un acte asyntaxique et alogique au-delà de l’expression constitue un paroxysme de l’attestation existentielle. Le cri, s’il est orienté, sans contenu intentionnel, enracine le religieux dans la matière phonique d’un corps, dans le physiologique. Il se sépare non seulement du chant, mais aussi du logos.

La controverse avec Valéry qui sera soulevée dans le Faux Traité définira une poétique radicalement opposée à la sienne car Valéry incarne parfaitement malgré lui le concept chestovien de chute spéculative dans la connaissance. La perfection comme qualité formelle est retournée : “Il ne reste pas moins vrai que la pensée des dieux serait dans le tissu de l’oeuvre médiocre et non dans celui de l’oeuvre soi-disant parfaite.”[36]. Effectivement, la poétique existentielle de Fondane est une onto-théologie négative. En faisant le procès général de la raison, elle cherche à ouvrir une brèche vers “une ontologie sauvage” où s’attesteraient conjointement l’existant et la manifestation du sacré. En déconstruisant les poétiques rationnelles subordonnées à des finalités gnoséologiques, esthétiques, éthiques ou politiques, nous avons vu que l’anti-esthétique fondanienne présuppose le paradigme narratif de Job, c’est-à-dire le point de vue d’une dépossession absolue à partir de laquelle la voix se révolte vers Dieu pour susciter sa manifestation. Ce moment “catastrophique” est celui du cri, et non celui du chant. Si le chant s’élève, il sera brisé. Si la naissance valéryenne du chant prend sa source dans un idéal d’équilibre entre la sensualité polyphonique et l’intelligible, le poème fondanien naît de la fracture du bien, du beau et du vrai au contact du malheur. Le poème de l’attestation existentielle, malgré sa substance linguistique et la généralité de ses signifiants, se place dans l’instant de l’attestation, et parvient pour ainsi dire “à rendre l’instant éternel”[37]. Dans la tension même qui naît de la coexistence d’un effort de singularisation dans la généralité d’une forme linguistique se place “l’intime blessure”, la misère propre d’une poésie qui n’est alors que le simple indice que le monde est “durée, mobilité, acte”[38]. C’est pourquoi le lieu du poème fondanien est précisément l’attestation de cette blessure intime.

L’interprétation existentielle de Rimbaud le voyou constitue donc le passage d’une poétique de l’enchantement lyrique à une subversion de la poétique; bref, l’œuvre ouvre le passage vers une anti-esthétique qui se développera pleinement dans le Faux Traité d’esthétique et dans Baudelaire et l’expérience du gouffre. Le château poétique s’est effondré pour laisser place à un monde nu. C’est une poétique de l’attestation existentielle qui surgira des ruines.

















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[1] René Etiemble, Le Mythe de Rimbaud, Gallimard,1952-1954.

[2] Archives de la Société Benjamin Fondane.

[3] “Mots sauvages”, préface à Privelisti, dans Le Mal des fantômes, Paris-Méditerranée, 1996, p. 21. Désormais :

M.F.

[4] Ibid., p.19.

[5] Le texte fait référence à des thèmes de Malaise dans la civilisation (1930), de Freud.

[6] “Signification de Dada”, Fondane et l’Avant-Garde, Textes présentés par M. Carassou et P. Raileanu, Paris- Méditerranée,1999, p.76.

[7] Ibid., p. 79.

[8] R.V., Plasma, 1979, p.187.

[9] Idem, p. 61.

[10] Idem, p.171.

[11] Idem, p. 46.

[12] Idem, p.185-189. Fondane a réécrit les chapitres IV à VIII, qui sont publiés en annexe dans les éditions Plasma et Complexe.

[13] Idem, p. 187.

[14]Idem, p. 200.

[15] B. Fondane, F.T.E., p. 64.

[16] B. Fondane, “Le romantisme allemand”, Le Rouge et le noir (Bruxelles), 13 octobre 1937.

[17] R.V., p.46.

[18] L. Chestov, Athènes et Jérusalem, II, 9, op. cit. , p.150.

[19] B. Pascal, Pensées, in Œuvres complètes, Coll. L’intégrale, Seuil, 1963, p.514.

[20] Pour cette argumentation du rêve : B. Fondane, “Léon Chestov, témoin à charge”, C. M., p.272-274.

[21] R.V., III, p. 39.

[22] Idem, p.36.

[23] Idem, p. 38.

[24] E. Philip Lewis, “1664, Jansénisme et tragédie”, in De la Littérature française, Bordas, 1993, p. 314.

[25] R.V., III, p.36.

[26] J. Monnerot, Les Lois du tragique, PUF, 1969, p. 91-95.

[27] Idem, p.94.

[28] R.V., III, p. 38.

[29] J. Monnerot, Les Lois du tragique, op. cit. , VI, p.92.

[30] Lettre de Miguel de Unamuno du 2 avril 1934 à Fondane, reproduite dans Le Voyageur n'a pas fini de voyager, Paris-Méditerranée, 1996, p. 99-102.

[31] Aimablement communiqué par : Casa Museo Unamuno de Salamanca.

[32] R.V., III, p. 35.

[33] Idem, p.189.

[34] R.V., VII, note 1, p.62.

[35] Abbé Brémond, Poésie et prière, p.89.

[36] F.T.E., p.100.

[37] F.T.E., p. 30.

[38] Ibid.

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